Mohammed Al-Madani

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Cheikh Mohammed al-Madani

Cheikh Mohammed al-Madani

1) Naissance, éducation de base (1888 / 1909)

Mohammed ibn-Khalifa al-Madani naquit à qûsaybat al-madiyûni en 1888, issu d’une famille prestigieuse par sa piété. Son père Khalifa était un commerçant itinérant, il différait des autres par son aisance relative ; il possédait une charrette sur laquelle il pouvait transporter son huile jusqu’à Tunis, là il pouvait l’écouler, réaliser des bénéfices substantiels et retourner au village. Comme il était pieux, il compta tôt parmi les adeptes du Cheikh as-Sadiq as-Sahrawi, grand Mûqaddam de la confrérie Madaniyya-Chadhûliya à Tunis dont le Maître spirituel était le Cheikh Mohammed Zafir al-Madani.

Khalifa ibn-Hassin brûlait de désir d’avoir un fils et il fit le vœu de l’appeler du nom du fondateur de la confrérie (Mohammed al-madani) dont il était considéré comme l’un des membres les plus dynamiques.

Quand l’enfant naquit, il fut nommé donc Mohammed al-madani, et bien avant l’âge de cinq ans il fréquenta le Kûttab pour y apprendre le Qoran. Après avoir apprit par cœur les 60 chapitres du livre, alors qu’il était âgé de 12 ans, il fut envoyé à Monastir, là, il suivit les cours de l’école Qoranique, il apprit à écrire, à lire et à compter.

En 1901, il retourna au village pour s’initier aux sciences religieuses et aux règles de la syntaxe et de la grammaire arabes. Cet enseignement était prodigué par d’excellents maîtres. Au bout de deux ans, le petit Mohammed ibn-Khalifa al-Madani fut jugé apte à suivre les cours de la Grande Mosquée de Tunis, c’est à l’âge de quinze ans qu’il quitta le village pour s’inscrire à la Zaytûna, « …il était considéré comme l’un des étudiants les plus studieux de sa promotion… ».

A la Grande Mosquée, le jeune Mohammed al-madani fréquenta l’enseignement intensif connu de l’université d’al-Zaytûna, qui était destiné à préparer à différentes carrières. A cette époque l’influence du Cheikh Mohammed ‘Abdûh était déjà profonde, dans le milieu universitaire, celui-ci trouva un terrain très fertile pour l’implantation de ses idées, et certains Ulémas adhérèrent au réformisme et devinrent ses disciples, par contre, beaucoup d’autres le combattirent. Quand Mohammed al-madani s’inscrivit à la Zaytûna en 1903, le climat se caractérisait par la tension qui régnait dans le milieu professoral, cette tension s’accentua à l’occasion de la seconde visite que le Cheikh ‘Abdûh entreprit en Tunisie, (la première en 1884 et dura 40 jours), les querelles redoublèrent de violence entre partisans et adversaires du Grand Imam d’Egypte. L’amertume gagna vite le jeune élève, qui trois ans auparavant fut traumatisé par ce qu’il vit à Tunis, qu’il visita pour la première fois : « tu serais vraiment incapable de reconnaître les musulmans des chrétiens, tant ils se ressemble et par les vêtements et par la langue… ».

Et voilà que les porteurs du Savoir, les garants de l’identité musulmane s’entre-déchiraient à « pleines plumes », au lieu de s’unir contre les conquérants aliénants.

2) La rencontre du Maître (11 / 1909)

En classe terminale, préparant le Tatwi’ (Diplôme de fin d’étude du second cycle), à cette époque, Mohammed al-madani fréquentait assidûment le Grand Mûqaddam de la confrérie Madaniya-ach-chadiliya, Mohammed as-Sadiq as-Sahrawi, lequel lui avait délivré peu de temps avant de mourir, en 1909, une Ijâza, tâma, mûtlaqa, âma (licence complète, absolue et générale).

Le jeune Mohammed al-Madani rencontra le Cheikh Ahmed al-Alawi au mois de novembre 1909, il faisait partie justement de ce groupe de jeunes gens que le Cheikh vit dans sa vision, « je pensais que le Cheikh al-Alawi était semblable aux maîtres de notre époque…mais à peine avais-je écouté son prêche spirituel (tadkîr), goûté aux délices de son élocution, à la force de son verbe et à la puissance de son intelligence que je m’étais dis : ces paroles ont la fraîche senteur (des temps proches) du Maître des Mondes (hâdal kalâm qarîb al ‘ahd min rabil ‘âlamîn)…alors, je me tins devant lui, après l’avoir humblement salué…je pris le serment d’allégeance, et il m’inculqua les litanies générales propres au chapelet de sa confrérie. ».

Le Cheikh parti, Mohammed al-Madani n’en continua pas moins à observer scrupuleusement les directives spirituelles de son Maître. Régulièrement, matin et soir, il pratiquait le Dhikr, cependant qu’il suivait les cours de la Zaytûna, mais le cœur n’y était plus, Mostaganem l’accapara avec d’autant plus d’ardeur qu’à Tunis on apprit le retour du Cheikh à Mostaganem et son installation définitive, après de bref périple qu’il entreprit. Il décida donc de rejoindre son Maître avec qui il entretint une correspondance assidue. Interrompant ses études, il partit pour Mostaganem, c’était en 1911, il y resta d’abord un an d’affilé. Auprès de son Maître, il remplit les fonctions de secrétaire personnel préposé à la transcription de ses oeuvres, de ses correspondances etc.……
« J’avais tiré un grand profit des secrets de la théologie de l’Unicité (asrâr at-Tawhîd), de la subtilité de son exégèse qoranique, de la finesse de ses commentaires et analyses, des Hadiths dont je n’avais jamais douter que ce fût l’œuvre de l’inspiration divine… ».

Après ce séjour d’un an passé à Mostaganem et à Tlemcen ou Mohammed al-Madani s’employa à dispenser des cours de grammaire (nahw), de syntaxe (sarf), de rhétorique (balâgha), de droit (fiqh) aux jeunes disciples, le Cheikh al-Alawi délivra une licence (ijâza) autorisant Mohammed al-Madani à propager les enseignements de la confrérie en Tunisie, c’était le dimanche 3 décembre 1911.

Ijaza du Cheikh al-Alawi

« Voici la licence des connaissants, ô faqir parvenu à l’extinction, affilié au parti du Seigneur, Mohammed ibn Khalifa ibn al-Haj Omar, plus connu sous le nom d’al-Madani, tu nous as fréquenté des jours durant, et pour toi, Allah a dissipé les illusions et levé les voiles. Le profit que tu as tiré à nos contacts, a été à la mesure de l’amour que tu as nourri pour nous, aussi devras-tu faire profiter tes frères parmi les serviteurs de Dieu, car il n’est pas licite qu’un homme laisse la science juste qu’il lui a été donné de recevoir. Voici le grade de la guidance qui te réclame avec le sérieux le plus intégral, guide donc qui fait appel à toi, conduis vers l’union qui a rompu d’avec toi.

Dans la voie Chadhûli nous te décernons la licence verbale pour confirmer la licence de cœur que nous t’avons délivrée auparavant, tu te dois d’aimer continuellement ton Seigneur, car Allah réserve à son serviteur la place que ce dernier lui réserve en son âme. Je formule le souhait qu’Allah t’accorde la pérennité de son amour, et sache que l’assistance du Seigneur est fonction de la disposition du serviteur.
De notre conduite rien ne t’a été occulté, suis donc ce qu’elle recèle de meilleur, non pas nos imperfections dans la guidance. Notre Maître, mon Seigneur Mohammed al-Bûzaydi, avait passé de nombreuses nuits, rapprochant les serviteurs du Seigneur…suis la tradition de nos précédents maîtres à qui nous avons emprunté la voie, tu seras bien solidement attaché à eux, aussi longtemps que tu te seras conformé à leurs traditions. Veille qu’Allah te bénisse sur leur amitié, sur leur pacte, Allah veillera sur toi, il est le meilleur des vigiles, le plus clément des cléments.
Pour clore, je supplie Allah le Grandissime par la gloire de son Prophète généreux qu’Allah prie sur lui et le salut fortement, de nous préserver dans ce qu’il nous a donné, de nous seconder dans l’observance de ses ordres.

Je te supplie, ô Seigneur ! par le plus grand de tes messagers, le meilleur de toutes tes créatures, d’aplanir pour lui (al-Madani) la voie droite, nous l’avons conduit devant ta porte, il te fera aimé de tes créatures et tes créatures de toi. Ô seigneur ! Élargis devant lui la voie de ta connaissance, introduis-le dans ton enceinte inexpugnable, préserve tous ceux qui se rattacheront à lui, par le privilège de l’entrée en ta présence, et sois, ô notre Seigneur ! Son ouïe, sa vue, sa main sa jambe, ô Seigneur ! Éteins son existence en la tienne, de sorte qu’il ne lui reste plus que ce qui est par toi et pour toi, Amin ! Par le caractère sacré du Maître des messagers !
Notre ultime prière est de louer Allah, le Seigneur des mondes. »

En tout, Mohammed al-Madani dut rester auprès du son Cheikh, trois ans environ, il passa prés de lui toute l’année 1911, ensuite deux années discontinues.

Les premières années de labeur (1912 / 1918)

Devenu maître d’enseignement primaire à Monastir (1912 / 1915), il démissionna de ses fonctions d’instituteur, sur l’ordre du Cheikh al-Alawi, pour mieux s’adonner à sa vocation de guide spirituel. Mais il avait déjà formé ses adeptes au temps ou il enseignait, désormais, il lui fallait gagner sa vie autrement, comme il savait travailler aux champs, ce fut vers l’agriculture qu’il dirigea ses efforts. Il acheta ses premiers lopins de terre aux souassis, il prouva par ses efforts continus que la terre n’était pas si stérile que les natifs de cette région voulaient le croire, il y planta des oliviers, des amandiers, des figuiers, il cultiva le blé, l’orge…Certes le climat n’était pas favorable, ni les terres très fertiles, mais les effort du Cheikh al-Madani ne furent pas vains, au contraire, les gens des souassis furent convaincus que leurs terres pouvaient produire de bonnes récoltes.

L’audience d’al-Madani n’en fut que plus large, on l’écoute avec plus d’attention, plus de sérieux. Peu à peu, les jeux de cartes largement pratiqués dans la région étaient délaissés, les vols devenus moins fréquents, les vices de toutes sortes se résorbaient, grâce à l’influence du Cheikh al-Madani qui, parallèlement à ses activités culturales, s’adonnait à la propagation des enseignements reçus de son Cheikh, la voie timidement implantée à Qûsaybat al-Madiyûni, à Monastir, connut plus d’extension aux Souassi, là, de douar à douar, de village en village, Mohammed al-Madani, à dos d’âne, à cheval, quelques fois à pieds, portait la bonne parole aux gens, les invitait à assister à ses enseignements, lesquels, truffés de versets qoraniques et de Hadiths, éveillait chez les bédouins des impulsions religieuses enfouies en eux depuis bien longtemps.
Les cours de nahw grammaire, sarf (syntaxe) apprirent aux enfants à manier la langue arabe, les cours de fiqh (droit musulman) permirent aux adultes de pratiquer leur religion conformément à la Chariâ (loi révélée).

Le prosélytisme de la voie se propageait au nom du Cheikh al-Alawi, bien avant que son audience ne se fût élargie, le Cheikh Mohammed al-Madani reçut l’autorisation du Cheikh al-Alawi de baptiser de son nom la confrérie qu’il avait pour mission de fonder en Tunisie, ce devait être probablement en 1914, quand le Cheikh al-Alawi prit ses distances à l’égard des Darqawis. Il était inconcevable qu’un disciple prît unilatéralement la liberté de baptiser la confrérie de son nom (sans l’autorisation de son maître vivant), c’eût été contraire non seulement à la morale islamique, mais encore à l’éthique reçue au contact de son maître.

3) Le Maître spirituel (1918 / 1959)

Une zawiya était donc nécessaire pour le rayonnement de la confrérie Madani. Sur quelques parcelles de terre, achetées par le Cheikh al-Madani lui-même, ou offertes par des gens pieux à titre de don « pour la face de Dieu », on construisit la zawiya mère des Madanis de Qûsaybat al-Madiyûni, en 1920, elle était partiellement cloturée, une partie de la mosquée, l’aile est, était construite avec le mihrâb. Le Cheikh al-Madani changea de résidence et s’installa dans sa maison contiguë à la mosquée et achevée en 1921.

En 1933, la mosquée fut agrandie, de nouvelles chambres furent construites pour l’hébergement des fûqaras. 1943 vit la construction de la médersa (kûttab) pour l’enseignement du Qoran, en 1945, la mosquée s’agrandie dans sa partie sud, un deuxième mihrab fut construit.

En réalité la zawiya s’agrandissait toujours, et les travaux, pour peu qu’ils s’interrompissent, reprenaient de nouveau, grâce à l’ardeur, au zèle et à la ferveur des disciples, sous l’œil approbateur du maître. C’est que le nombre des adeptes croissait rapidement et que leurs réunions devenaient régulières, moins espacées.

Chaque jeudi soir, la zawiya s’animait, des groupes de fûqaras de tous les horizons y arrivaient pour chanter des odes du Cheikh al-Alawi, de Omar ibn al-Faridh et des qassîdas composées par le Cheikh al-Madani lui-même, conformément aux thèmes des grands maîtres soufis. La zawiya vibrait d’ivresse soufique, les fûqaras chantant les louanges et la gloire d’Allah , la beauté et les mérites incommensurables de son Prophète (pssl), finissaient toujours leur soirée par une ou plusieurs ‘imara ou hadra (danse extatique).

Les mûdhakaras du maître laissaient un impact profond et durable chez les disciples, qui enchantés, s’en allaient gagner de nouveaux frères.
En 1925, le Cheikh al-Madani célébra pour la première fois le Mawlid à la zawiya de Qûsaybat al-Madiyûni.

Infatigablement, il luttait contre toutes les formes de déviations religieuses.

Le Cheikh al-Madani, du même coup, malgré lui, eut plusieurs adversaires, tous ceux qui lui enviaient ces milliers d’adeptes pleins de vigueur et qui auraient été, selon eux, mieux employés à d’autres fins, politiques par exemple, ceux aussi, qui, chargés de diplômes délivrés par la Zaytûna, voyaient dans les pratiques du soufisme Madanie, des pratiques hétérodoxes, des innovations blâmables (bid’a), ceux qui, refusaient toute pratique religieuse, a fortiori les pratiques ésotériques. Enfin les autorités coloniales qui, a priori, craignaient tous les rassemblements indigènes, et si ces dernières, grâce à leurs indicateurs, surent vite que la confrérie Madanie n’avait pas d’autre ambition que celle de restaurer l’Islam, de lui restituer sa pureté primitive pour les communs des croyants (‘âmma) et d’amener l’élite (khâssa) à se réaliser en l’Unique.

Les trois autres catégories d’adversaires restèrent intraitables et constituèrent de véritables obstacles à la diffusion de la confrérie Madanie, leur animosité s’aiguisait, d’autant plus que le Cheikh al-Madani prenait de l’ascendant, que ses adeptes étaient recrutés dans les milieux sociaux les plus variés.

Toujours en butte aux attaques des ses adversaires recrutés parmi les étudiants de la Zaytûna, il se devait de leur prouver que les enseignements qu’il dispensait étaient agrées par les plus hautes autorités exotériques, qu en tout cas, sur ce plan-là, celui des connaissances en général, il était muni des diplômes les plus convoités.

En 1926, il se fit délivrer une ijâza par le Mûfti Malékite de la Mecque, Mohammed Jamal ibn Mohammed al-‘Amir, l’autorisant à professer ‘ilm at-tafssir (la science de l’exégèse), le Hadith, le fiqh (la jurisprudence), at-Tawhid wa âlâtûhû (la théologie unitariste et ses techniques), al-Badi’ (la rhétorique), al-Mantiq (la logique)…Ce fut ainsi qu’en 1936, il décocha une ijâza signée par belhassan an-Najjâr, le président des commissions des examens à la Zaytûna, qui était en même temps, le Mûfti Malékite de Tunis, l’autorisant ainsi à professer toutes les sciences rationnelles ou transcriptives et plus spécialement la science du Hadith et le fiqh selon les quatre écoles (madâhib) avec une autorisation sans réserve.

Déjà sept ans auparavant, le lundi 1929, accompagné d’une soixantaine de ses adeptes, il fit son premier pèlerinage à la Mecque et visita Médine, à son retour, Adda Bentounés, l’un des disciples les plus aimés du Cheikh al-Alawi, délégué par celui-ci, vint à Qûsaybat al-Madiyûni présenter ses félicitations et celles du Cheikh et de tous les frères Alawis aux heureux pèlerins Madanis représentés par leur maître.

Outre les trois années que le Cheikh al-Madani avait passées à Mostaganem et à Tlemcen du contact du Cheikh al-Alawi, ses rapports avec lui ne furent pratiquement jamais interrompus, d’abord le maître et le disciple s’écrivaient d’une façon régulière, ensuite ce dernier ne lésinait pas sur son temps pour aller en Algérie pour assister aux grandes cérémonies spirituelles que le maître organisait. En 1927, on le vit assister à l’ihtifal Alawi d’Alger, c’était probablement la dernière fois qu’il voyait son maître vivant. Quand al-Haj Adda Bentounès envoya un télégramme annonçant le décès du Cheikh, toute la Zawiya Madaniya fut en deuil, le Cheikh al-Madani réunit ses fûqaras afin de réciter le Qoran en entier pour le repos de l’âme du maître vénéré.

Les rapports du Cheikh al-Madani avec la confrérie Alawie n’en restèrent pas moins inaltérables, et ce, malgré les dissensions qui éclatèrent après le décès du Cheikh al-Alawi.
En 1936, le Cheikh Adda se rendit à Qûsaybat al-Madiyûni. En 1954, ce ne fut pas chez Hassan Trabelssi, ni chez Ali al-Bûdaylami que le Cheikh Mohammed al-Madani se rendit, mais bien chez al Haj Adda Bentounès, successeur légitime du Cheikh al-Alawi. Une année après s’être désaltéré à la source du maître, maintenant défunt, il entreprit un deuxième pèlerinage à la Mecque (1955), et s’abreuva, cette fois-ci, à la source primordiale.

Ce fut le jeudi 14 mai 1959 que le Cheikh Mohammed al-Madani, après une brève maladie, exhala son dernier souffle, dans l’hôpital de Sousse.

4) Portrait du Cheikh Mohammed al-Madani

« Quand je suis retourné à Monastir, j’appris qu’un instituteur était nommé à l’école qoranique, il portait une espèce de gandûra (jûbba) et sa barbe était longue et fournie, disait-on, on racontait aussi qu’il portait un chapelet assez massif au coup…En effet, il était éloquent, écrivain, poète et la vastitude de ses connaissances surprenait tout le monde.
Afin de nourrir les siens et ses disciples, comptant sur l’aide d’Allah, lui permit d’acquérir fortune et biens licites, dénués d’impureté dans la gestion de ses affaires, il pensa à rechercher d’autres sources de revenus (que l’enseignement et la pratique de l’agriculture), bref, tout ce qu’il avait acquit était conforme à l’éthique islamique, il employa en signe de reconnaissance envers Dieu, une partie de ses biens à aider les nécessiteux… » Omar al-Rûkbâni, 1912.

« Marchant droit, il exhalait de tout son être une senteur qui vous fait forcément penser qu’il s’agit d’un être hors du commun, par sa voix pleine de douceur, jamais coléreuse, il vous conquiert malgré vous, vous avez beau être animé du désir de lui nuire, tant on vous a excité contre lui, mais pour peu qu’il vous parle, il vous gagne par sa voix qui susurre, par ses gestes spontanés, son regard franc et droit qui vous va jusqu’au cœur le séduisant contre votre volonté, le sourire aux lèvres, un sourire ineffaçable, il vous offre le thé, un vert de thé vert parfumé à la menthe vous est toujours servi par un de ses innombrables disciples, il savait pourtant que je venais l’embêter de mes questions sournoises et malintentionnées, de gaieté de cœur il me parlait et malgré mes tentatives qui visaient à l’énerver, jamais il ne se laissait emporter par la colère, de guerre lasse, j’abandonnai la querelle et cessai de me rendre à sa zawiya, car il m’avait subjugué par tant de bonté, de bienveillance, de largeur d’esprit, maintenant, je regrette vraiment, sincèrement tout le tort que je voulais lui faire, j’étais en réalité manipulé par des hommes, qui, ayant désespérés de le gagner à leur cause politique, et étant incapable de soutenir la moindre discussion avec lui, en raison de leur ignorance, m’utilisèrent pour lui chercher querelle. Sur le plan culturel, j’avais reconnu devant lui et devant ses disciples, ma grande ignorance et ma maladresse. » A.H.G, diplômé de Sadiki.

L’amour du Cheikh Mohammed al-madani s’enracina solidement dans le cœur de la majorité des gens de Monastir. Or, les Monastiriens sont parmi les Sahiliens, ceux qui savent le mieux distinguer le bon grain de l’ivraie et estimer un homme à sa juste valeur. Ils ne craignaient ni les grands de ce monde ni les tyrans, a fortiori quand ils avaient la certitude que la justice te le droit étaient à leur côté. Aussi ne laissaient-ils jamais mystifier par les charlatans.

La conduite du Cheikh al-Madani nous faisait penser aux précesseurs justes (salaf salih), n’était-il pas bienveillant pour ceux qui lui faisaient du mal ? L’avait-on un seul jour entendu médire autrui ? Qui pourrait prétendre l’avoir vu agir en contradiction avec la Chari’â ? Ne le voyait-on pas inviter assez souvent un grand nombre de pauvres et leur présenter généreusement des plats simples, comme on en faisait dans les temps anciens… Vous les voyiez grâce à lui, portés sur l’acquisition du savoir, la pratique des prières rituelles, sur le dhikr dans une atmosphère de fraternité sincère, d’entraide, de piété, de désintéressement.

Si parfois un faqir apportait quelques victuailles et qu’il les offrit à son maître, celui-ci acceptait le don et ne le refusait pas, mais il ne demandait pas qu’on lui en fit et ne tenait pas à ce qu’on lui offrit quoi que ce fut, d’ailleurs, chaque don était largement distribué entre les pauvres et les disciples, ainsi tout était offert ou mit à la disposition des hôtes d’Allah, car le séjour des disciples durait plusieurs jours à la zawiya, voir plusieurs semaines, quelques fois plusieurs mois.

« en 1919, mon père l’avait invité à mon mariage, avec ses disciples, il passa toute la nuit à célébrer la louange d’Allah et de son messager, par des chants qui étaient ardents, passionnés, ils s’y mettaient tous de tout leur cœur, quand ils se levèrent pour la hadra ou ‘imara, je fus frappé par leur absorption lors de cette cérémonie, la mûdhakara finale avait laissé en moi la meilleure des impressions, il était évident que le Cheikh al-Madani était convaincu qu’il avait une mission suprahumaine à accomplir. Oh ! Comme il était loin des bassesses dans lesquelles sombrent la plupart des hommes, ce fut un homme comme on en vit très peu dans son temps. C’était pratiquement l’un des rares individus respectables de Tunisie qui se tint éloigné des courants idéologiques assoiffés d’intérêts séculiers malgré tous les slogans plus ou moins humanitaires qu’ils exhibaient aux masses, j’étais convaincu, ce soir-là, que j’avais devant moi un groupe d’hommes bien unis à leur maître, une micro communauté islamique qui me fit penser à la première communauté des croyants du temps du Prophète (pssl), tout en eux faisait vivre en moi ces réminiscences d’élève ayant appris l’histoire de la communauté durant la période apostolique.

Pour moi, comme pour beaucoup d’autres, le Cheikh al-Madani marcha sur la voie du Prophète (pssl) et s’employa, sa vie durant, à former des disciples qui fussent à l’image des premiers croyants, avec leur barbe assez longue, leur turban bien enroulé, leur gandûra assez ample, leur chapelet, leur parfum sentant le musc ou l’ambre, le Cheikh al-madani et ses disciples, semblaient jaillir, comme par enchantement, d’un âge révolu, qu’on croyait à jamais enterré, pourtant ils étaient là, en plein XXe siècle, courtois, polissés, humbles, je comprends maintenant, pourquoi l’image du Cheikh al-Madani, vielle maintenant d’une soixantaine d’années, ne voulait pas me quitter, je dirais même qu’elle m’obsède.

Quelques fois, il représentait incontestablement ce que la religion islamique a d’inaltérable, malgré les béliers défenceurs et l’infinitude des agents corrosifs de l’histoire, par son éthique, il me fait toujours penser aux traditions de ces Prophètes conduisant leur peuple vers la voie d’Allah et dont le Qoran est si riche. Chez moi, son image restera vivace, tant que je continuerai à vivre. » témoignage recueilli en 1977 auprés de Mohammed Salah Mezali, ancien premier ministre tunisien du temps du protectorat français mars/aout 1954.

« Issu de vielle famille prestigieuse par sa science et sa droiture morale, il compta parmi l’élite des disciples du Cheikh al-Alawi….le Cheikh Mohammed al-Madani fut un guide spirituel universel…il fut de ceux que Dieu gratifia de hautes qualités morales. Quand notre Cheikh al-Alawi lui délivra l’autorisation de propager les enseignements de la confrérie, il était jeune, il n’avait que 23 ans, alors il répondit au Maître: « sidi, je me vois trop petit pour assumer une responsabilité aussi grande! », « mais moi, je te vois grand! » lui répondit le Cheikh. Cette encouragement eut l’impact le plus favorable chez le jeune disciple, qui étant, rentré chez lui, et s’étant dépouillé de la tunique imaginaire des illusions, se retrouva grand parmi ceux de son village, en effet, à peine s’y était-il installé, que Dieu fit déborder son coeur, sa langue du flux de sa sagesse à telle enseigne que les gens se virent comme attirés à lui pour ceuillir cette sagesse… » Cheikh Adda Bentounès.

Cette sagesse revêtait les formes les plus diverses, même avec ses pires ennemis, le Cheikh restait bien-veillant.

Voici une allocution Cheikh Mohammed al-Madani, lors du commémoration du Mawlid 1943, tiré du livre biographique du Cheikh par al-Haj Abdûl’aziz bû-Zayd.

« Il y en avait parmi ceux qui ne faisaient pas partie de le confrérie qui nous faisaient du mal…mais je lis à travers leur visage le désir de comprendre notre voie et d’en bénéficier…ils ne sont pas seulement poussés par le désir de la polémique aveugle et obstinée , ni celui de la vengeance…quand ils seront convaincus que l’adoration en vigueur dans notre voie repose sur la base solide de la tradition du meilleur des premiers et des derniers des hommes, sur la phraséologie des maîtres soufis, alors ils s’affilieront à notre voie et s’y cramponneront avec toute leur énergie et je prie Allah pour qu’il m’ouvre la poitrine et les leurs, afin que nous accomplissions tous les devoirs qi nous sont demandés.

Ceux qui s’opposent à l’invocation d’Allah, au fondement de notre voie, commettent une faute vénielle, ce sont des hommes sains, de bonne foi.

Ô gens d’Allah remémorants! Je voudrai vous entretenir d’une personnalité saillante de ce temps, à propos de laquelle les contreverses ont agité les langues, il s’agit de cet homme debout parmis vous et qui vous parle. J’ai voulu vous dire ce qu’il est au juste, sans tomber dans l’exès de son pane gyrique, ni celui de sa calomnie, afin que les gens sachent vraiment de qui il s’agit, car beaucoup de personnes chantent ses immenses mérites dans beaucoup de villes et beaucoup de réunions affirmant que le Cheikh Mohammed al-Madani est l’homme du temps annoncé, son secours, son pôle spirituel, l’héritier du secret du Messager d’allah…et qu’il n’y a pas de pareils parmi ses contemporains, ils vont jusqu’à développer des analyses dépassant toute mesure, les limites même du panégyrique, du dévouement à ma personne.

Une autre catégorie de gens, à longueur d’année, écrivent souvent dans les journaux, soutiennent aussi dans certaines réunions et certaines ville que Mohammed al-madani est un imposteur, un hérésiarque, un homme de paille du gouvernement, qu’il déteste le parti Destour…là aussi, la démesure dans la diffamation, je dirai dans la calomnie…L’homme aussi longtemps qu’il est sur terre, a forcément des amis qui le louent et des ennemis qui le calomnient.

J’ai eu la chance de me joindre au soufi universel et au connaissant par Allah arrivé au stade de l’union théopatique, le Cheikh sidi Ahmed al-Alawi qui m’avait initié au wird de la confrérie Chadhuliya, Darqawiya, Alawiya. Ainsi je dus changer de cap, puisque je n’allais plus courir derrière les diplômes, en vue de devenir fonctionnaire. Par contre, je fus habité par le désir brûlant de parvenir à la station de la connaissance suprême pour la présence du miséricordieux, et à celle de l’extinction de tous les univers. Au contact du Cheikh al-Alawi, je pus acquérir ce qu’Allah m’avait déstiné de toute éternité, au point que mon Cheikh m’autorisa à initier les communs des croyants au wird de la confrérie et l’élite au Nom Suprême.

Voilà donc 34 ans que je dépense le meilleur de mon temps et mes connaissances les plus précieuses en faveur de ceux parmi mes frères croyants qu’Allah prédisposa à recevoir ces connaissances…je ne vous dirai pas que je sois un homme infaillible, non! non! l’infaillibilité a cessé d’exister avec le sceau des Prophètes, je suis un homme semblable aux croyants…Je souhaite qu’Allah absoluve mes fautes le jour du jugement et que vous priez pour moi dans vos retraites spirituelles ».

Alors que le Cheikh al-Madani traversait la rue au milieu de ses disciples, un libre penseur assis devant le café maure de la place publique lança à ses camarades sur un ton ironique:

-Mais vous ne trouvez pas que le Cheikh présente beaucoup de points communs avec votre Prophète?

le plus déluré du groupe de s’enquérir: « mais lesquels? »

-Quel est le nom de votre Prophète?

-Mohammed! répondirent-ils en chœur.

-Le Cheikh ne s’appelle-il pas ainsi?

-Quel est celui de la mère de votre Prophète?

-Amina!

-Eh bien, sachez que c’est aussi celui de la mère du Cheikh!

-Le mûezzin de votre Prophète qui était-il?

-Bilâl, un noir!

-Et le mûezzin du Cheikh, n’est-ce pas Bey Mabrûk, regardez-le, n’est-il pas aussi noir que le jais? Par ailleurs, votre Prophète n’est-il pas surnomé le père des filles, car ses fils sont morts en bas âge?

-Certs, tu dis vrai!

-Eh bien, le Cheikh, n’a-il pas perdu lui aussi tous ses fils en bas âge, sauf un seul qui n’a que six ans et en revanche n’a-il pas cinq filles?

-Là aussi tu dis vrai, mais le Prophète irradiait la lumière.

-Mais regardez donc le front du Cheikh, ne voyez-vous pas cette lumière qui jaillit?….

Parmis le groupe il y en avait qui , prenant les paroles du libre penseur à la légère, rigolèrent à plein gosiers, d’autres oublièrent aussitôt ce qui venait d’être dit, par contre, les autres restèrent longtemps perplexes, surpris par tant de ressemblances révélées par la bouche ironique de celui qui se targuait de ne pas croire.

Cela se passait en 1943, le Cheikh al-madani avait en effet perdu trois de ses fils (Nasir en 1936, un autre du même nom en 1943, Ahmed al-Alawi en 1940. Le seul fils vivant était donc Mûnawwar, né en 1937 qui a pris la succession spirituelle à la tête de la confrérie depuis le décès de son père.

Epilogue

Il est certain que le Cheikh Mohammed al-Madani avait joué un rôle imminent dans la vie religieuse de la Tunisie contemporaine, la confrérie qui porta son nom, était la confrérie soufie la plus dynamique et la plus vivante de la régence de Tunis, celui-là entraîna bien des tracasseries dont Mohammed al-Madani eut raison, grâce à sa perspicacité, à son tact, à son intelligence pénétrante, à sa vaste culture, à sa sagesse, à sa droiture morale, à son soufisme sincère.

Quand à notre demande, son fils Mûnawwar nous fit visiter la demeure de son père, grande fut notre surprise de remarquer que les plafonds du vestibule et des chambres, même celui de la chambre nuptiale, étaient fait de branches sèches d’oliviers mal dégrossies, sur lesquelles, on avait simplement posé des pierres sèches assez plates , le tout étant recouvert de mortier. En sortant de la demeure, nous nous surprimes à répéter tout bas: « non! Cet homme ne pouvait avoir été un imposteur, s’il avait été, il n’aurait pas vécu dans une demeure aussi humble, aussi archaïque ».

D’aucuns diraient probablement que, construite en 1920, elle ne pouvait être que ce qu’elle est, alors nous rétroquerons d’abord que le marbre existait à cette date à Qûsaybat al-Madiyûni, ensuite que le Cheikh Mohammed al-Madani eût pu, lui qui avait fait construire une si grande zawiya, rebâtir sa demeure, ou du moins, la réaménager, il ne l’avait pas fait, il visait plus loin, plus haut, il voulait vivre comme le plus humble de ses disciples, sa mission était supra humaine, nous disait Mohammed salah Mezali.

Nous sommes convaincus, aprés avoir visité nous-même la demaure privé du Cheikh al-madani, nous avons acquit la certitude que l’homme ayant atteint la station de l’union théopathique, devrait compter parmis les saints reconnus de l’Islam contemporain, pour avoir été l’ouïe d’Allah, sa vue, sa langue parlante, de par son amour, comment puvait-il accepter la désunion, lui qui connut l’union: « je suis uni, certes je suis simultanément l’aimé et l’amant ».

Salah Khelifa

Thèse pour l’obtention du Doctorat d’état en études Arabes & Islamiques.
Université Jean Moulin Lyon III.

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