Al-Junayd
Les jurisconsultes de Baġdād dirent à al-Mutawakkil (mort. 247h/861 J-C)
– Al-Junayd et ses partisans sont désormais des Zindīqs [[Terme désignant les manichéens et les mécréants d’alors. ]]
Ayant un certain penchant pour al-Junayd, le Calife répondit :
– Oh, ennemis d’Allāh ! vous ne voulez qu’anéantir les amis d’Allāh de la Terre, l’un après l’autre. Vous avez déjà [ordonné] l’exécution d’al-Hallāj. Bien que vous voyiez, chaque jour, un prodige de lui, vous ne cessez [vos manigances]. Quant à al-Junayd, vous ne pourriez l’approcher sans le convaincre par des preuves. Réunissez alors les jurisconsultes ; qu’une audience se tienne. Si vous le vainquiez et que les gens en témoignent, je le tuerai. Mais, s’il vous vainc, par Allāh, je vous anéantirai avec mon épée et je ne laisserai personne en vie.
– Nous sommes d’accord, répliquèrent-ils.
Ils réunirent les jurisconsultes de la Syrie, du Yémen et de l’Iraq et de bien d’autres provinces. Quiconque, dans le globe, connaissant la moindre chose fut convié.
Lorsque l’audience fut tenue, le Calife convoqua al-Junayd. Avec ses partisans, il se présenta devant la porte du Palais. Puis, il entra seul, salua le Calife et s’assit. Un des jurisconsultes se leva pour lui poser une question.
Le Juge ‘Ali b. Abī Tawr lui dit :
– Osez-vous interroger al-Junayd ?
– Oui.
– Y a-t-il, parmi vous, un homme plus savant que lui ? S’interrogea le Juge.
– Non, dirent-ils.
– Que ceci est étrange. Il maîtrise votre [propre] science [le fiqh] plus que vous. Il brille dans une science que vous réfutez sans la connaître.
Comment pouvez-vous interroger un homme dont vous ne saisissez point les propos ! Répondit-le Juge.
L’auditoire fut étonné et se tut un instant. Ensuite, ils dirent :
– Que faire alors, oh Juge des Musulmans ! Indiquez-nous ce que bon vous semble. Nous l’exécuterons. Votre ordre sera obéi.
Le Juge se tourna vers le Calife et dit :
– Laissez al-Junayd, allez plutôt vers ses partisans et ordonnez à votre bourreau (nommé al-Walīd b. Rabī‘a) de crier : « Qui est prêt à se précipiter au sabre [à la mort] ? ». Nous interrogerons le premier qui aurait répondu.
– Que Dieu vous bénisse, pourquoi ceci ? Vous terrorisez les gens sans preuve. Cela nous est interdit. Dit le Calife.
– Oh, Commandant des croyants, les soufis font montre d’abnégation, fût-ce à leur détriment. Demandez que l’on crie : « Qui, parmi vous, se précipite à la mort ? ». Celui qui se précipite, serait le plus fervent et le plus sincère avec Allāh, qu’Il soit exalté. Il donnera sa vie à ses amis pour qu’ils vivent après lui. Les jurisconsultes débattront avec le plus sincère qui se présentera. Ainsi, il n’y aura ni vainqueur ni vaincu. Et nous nous réconcilierons. Une catastrophe s’est abattue sur nous ; nous ne savons qui en sortira indemne. Si al-Junayd était exécuté, la terre de l’Islam en serait sinistrée. De notre époque, il est le pôle de la foi. Si les jurisconsultes et les ulémas étaient tués, ce serait [aussi] une immense catastrophe. Dit le Juge.
– Excellent ! vous avez raison. Répondit le Calife qui se tourna vers al-Walīd et lui dit :
– Faites ce que le Juge vous demande.
Al-Walīd tira son épée et sortit. Il cria aux deux cents soixante-dix disciples, assis, la tête basse et invoquant Allāh.
– Qui vient à la mort ?
Un homme dénommé Abū al-Hasan al-Nūrī s’éleva.
Al-Walīd se dit : « Je n’ai jamais vu un homme plus rapide que lui. Il a sursauté devant moi. Je suis étonné de sa célérité. »
– Oh toi, sais-tu pourquoi tu t’es levé ?
– Certainement, n’avez-vous pas demandé : « Qui ira à la mort ? ».
– Certes, je le fis. Mais pourquoi t’es-tu levé?
– Je savais que « ce bas-monde est la prison du croyant » ; je voulus partir à la demeure du Salut et offrir ma vie à mes frères, fût-ce pour un instant. Puissé-je être tué. Que le mal soit éteint par mon exécution, que mes frères soient sains et saufs et que nul autre ne soit tué. Dit al-Nūrī.
Etonné de son éloquence, al-Walīd dit :
– Réponds alors au Juge.
Le visage d’ al-Nūrī pâlit, les larmes coulèrent sur sa joue et il dit :
– Le Juge [ici, Allāh] m’a-t-Il appelé ?
– Oui, Il t’a appelé.
– Lui répondre est un devoir.
Ensemble, nous rentrâmes. J’informai le Calife et le Juge de son histoire. Ils furent étonnés. Le Juge lui posa des questions délicates :
– Qui es-tu ? Pourquoi as-tu été crée ?
Que voulut Allāh en te créant ? Où est Allāh par rapport à toi ?
– Mais, qui êtes-vous pour m’interroger [ainsi]? Demanda al-Nūrī.
– Je suis le Juge des juges.
– Nul Seigneur n’existe en dehors de vous ?, nul autre adoré?, Etes-vous le Juge des juges ?, Est-ce le jour de la Décision et de l’Arbitrage ?, Les gens sont-ils rassemblés de bon matin ?, Où est alors le souffle dans la trompe dont Allāh dit : « L’on soufflera, dans la trompe, et les habitants des cieux et de la terre seront foudroyés, excepté ceux que Dieu voudra épargner » ? [al-Zumur, v. 68]. Suis-je parmi les gens foudroyés ou suis-je parmi ceux qu’Allāh voudra épargner le souffle dans la trompe ?, demanda al-Nūrī.
Abasourdi, le Juge dit :
– Oh toi, pourquoi m’as-tu pris pour Dieu ?
– Qu’Allāh nous en préserve ; mais vous vous êtes pris pour Dieu en vous vous nommant « Juge des juges ». N’est Juge des juges que celui qui arbitre sans être jugé. N’avez-vous pas trouvé d’autres titres ? Etre juge des musulmans ou un simple jurisconsulte ou même un des serviteurs de Dieu ne vous suffirait pas ?, Avez-vous honte de dire : « [je suis le] Juge ‘Alī b. Tawr ? ».
Il ne cessa d’admonester le Juge jusqu’ce que ce dernier fondit en sanglots. Il faillit rendre l’âme. Le Calife en pleura. Al-Junayd, en larmes aussi, demanda à son disciple de cesser.
– Tu l’as achevé, laisse-le !
Lorsque le Juge se calma, il dit :
– Oh, Abū al-Hasan, réponds à ma question, que je me repentisse devant toi.
L’ayant oublié, al-Nūrī lui demanda de lui rappeler la question. Le Juge le fit.
En se tournant à droite, al-Nūrī demanda : «que lui répondrais-tu ? ». Puis, il murmura : « Allāh me suffit ». Il regarda ensuite à gauche et dit : « que lui répondrais-tu ? ». Enfin, il regarda devant et posa la même question. Il dit : « Louange à Dieu ». Il haussa la tête et dit au Juge :
– À la question : « qui es-tu ? », ma réponse est : « je suis le serviteur d’Allāh », conformément au verset : « Tous ceux qui sont dans les cieux et les terres, se présenteront au Miséricordieux comme de simples serviteurs » [Sourate Marie, v. 93].
À la question « pourquoi ai-je été créé ? » Je dis « Allāh fut un trésor caché. Il m’a créé pour Le connaître ». Allāh, qu’Il soit exalté, dit : « Je n’ai crée les djinns et les hommes qu’afin qu’ils m’adorent », [al-Dhāriyāt, v. 56], c’est-à-dire pour qu’ils Me connaissent, selon l’exégèse d’Ibn ‘Abbās et d’autres [exégètes].
À la question « pourquoi Allāh m’a-t-il créé ? ». [ma réponse est] Il ne m’a crée que pour m’honorer. N’a-t-il pas dit : « Nous avons déjà accordé nos faveurs aux fils d’Adam ». [Sourate, al-Isrā’, v. 70].
Quant à la question : « où est ton Dieu par rapport à toi ? ». Pour moi, Il est là où je me mets par rapport à lui, conformément au verset : « Il est avec vous où que vous soyez » [al-Hadīd, v. 4].
– Dis-nous comment Il est avec vous et avec nous, selon ce même verset : « Il est avec vous où que vous soyez ». Demanda le Juge.
– Allāh est avec nous comme nous sommes avec Lui. Si nous lui obéissons, Il nous aidera par la guidance. Si nous sommes insouciants, Il sera avec nous par la Volonté. Si nous lui désobéissons, Il nous accordera un délai. Si nous nous repentissions, Il nous donnera son acceptation. Si nous l’abandonnons, Il nous châtiera. Répondit al-Nūrī.
– C’est vrai. Mais, où est-Il par rapport à moi ?
– Dites-moi où vous êtes par rapport à Lui, je vous dirai où Il est par rapport à vous. Répondit al-Nūrī.
– C’est vrai ‘Ali [prénom d’al-Nūrī]; mais je te pose une seconde question.
– Je vous en prie.
– Pourquoi t’es tu tourné vers la droite lorsque je t’ai posé la question ?
– Qu’Allāh vous préserve. Je n’avais pas de réponse aux questions que vous me posiez. Elles ne m’ont jamais été posées. Je ne les ai jamais entendues. N’ayant pas de réponse à vous fournir, je demandai à l’honorable ange qui écrit [les bonnes actions] à droite en lui disant : «que lui répondrais-tu ? ». Il me dit : « Je n’en ai aucune science ». « Allāh me suffit », me dis-je. Je me fiai à Lui. Puis je fis la même chose avec l’ange de gauche. Enfin, je regardai devant moi et interrogeai mon cœur. De par son secret venant d’Allāh, il m’inspira la réponse que je vous ai formulée. Je dis alors : « Louange à Allāh pour Sa guidance ; Je reconnais mon incapacité à atteindre le summum [de connaissance]».
– Les anges te parlent donc ! s’écria le Juge.
– Malheur à vous, ne voyez-vous pas que le Seigneur des anges m’a parlé en me guidant vers un argument que je ne connaissais pas !
– Ton ignorance est désormais avérée. Ta mécréance établie. Que veux-tu que je fasse de toi. De quelle façon t’exécuterai-je ?
– Que voulez-vous faire de moi, vous qui êtes Juge des juges. Si vous aviez la capacité de juger sans être jugé, ordonnez ce que bon vous semble. Quel pouvoir avez-vous ? répondit al- Nūrī.
– Je suis le Juge, j’applique la loi en vigueur.
– Avez-vous compris le discours du Juge qui tranche sans être jugé ?
– Quel discours ?
– Celui qui dit : «Personne, ce jour-là, ne sera lésé en rien. Vous ne serez rétribués que pour ce que vous aurez fait » [Yasin, v. 54]. Récita al-Nūrī.
– Que veux-tu dire par là ?
– Prononce ce que tu veux maintenant. Je suis prêt à rencontrer mon Dieu. Dit al-Nūrī.
A ce moment, le Juge se tourna vers [le Calife] al-Mutawakkil et dit : «Ô Prince des croyants, laissez-les. Si ceux-ci sont des mécréants, nul musulman ne demeurerait sur terre. Ils sont les lanternes de la guidance, les piliers de l’Islam. Ils sont les véritables croyants et les sincères serviteurs d’Allāh. »
Se tournant vers al-Junayd, le Calife dit :
– Oh Abū al-Qāsim ! Ces jurisconsultes n’organisèrent cette séance grandiose que pour te vaincre et t’exécuter. Tu les as vaincus. J’avais juré si tu les avais vaincus, que je les anéantirais tous. Soit tu leur pardonnes, soit je les exécute
– Seigneur, qu’Allāh me protège, de toute exécution à cause de moi. Qu’Allāh nous gracie et les gracie. Je ne les blâme pas parce qu’ils nous ont critiqué. Seule l’ignorance les a conduits à cela. Qu’Allāh nous gracie et les gracie. Répondit al-Junayd.
Grâce à Allāh, la séance se leva sans que quiconque y mourût.