Dans ce court texte, l’historien sidi Salih KHLIFA décrit une séance- type d’une réunion soufie à la zāwiya madaniyya. Le modèle ici décrit est valable depuis 1915 jusqu’à nos jours….qu’Allah nous accorde la constance et la Lumière.
À la Zawiya-mère de Qsibat al-Madyouni, tous les jeudis soir ou au Mawlid, chez un Murid ou chez un sympathisant de la confrérie, pour fêter une circoncision, un mariage, un pèlerin à la Mecque, où bien l’inauguration d’une maison… les Fuqara se réunissent autour du Šayh et jusqu’à une heure, parfois très tardive de la nuit, chantent sans s’accompagner d’aucun instrument de musique. Assis en tailleur ou bien agenouillés sur des nattes souvent couvertes de tapis et de peau de mouton, les Fuqara chantent ; un seul faqir que désigne le regard très discret du Maître, entonne un chant choisi dans le vaste répertoire de la confrérie ; les Fuqara écoutent « soufiquement » puis, reprennent le refrain en chœur jusqu’à la fin du chant. Un autre faqir désigné du regard, non moins discrètement que le précédent, enchaîne alors, en psalmodiant d’une voix grave entraînante, soit une sourate de Coran, soit une qasida. Tous les Fuqara, dodelinant doucement de la tête, les yeux fermés, comme pour être mieux imprégnés des caroles chantées ou psalmodiées, écoutent dans un silence impressionnant ; de temps à autre, l’un d’entre eux, comme galvanisé, sursaute et lance d’une voix aussi spontanée et inattendue pour un profane « Al-la-a-ah ! ». Personne ne bronche parmi les Muridine. L’interlude terminé, un autre Faqir commence un autre chant dont les Fuqara reprendront le refrain en chœur.
Le Mugarrid, quand à lui, veille scrupuleusement pour le feu du kanun ou du réchaud à pétrole et surtout pour le thé vert qu’il servira aux ‘ikhwān. Le Mugarrid, d’une voix basse chante aussi. Devant chaque Faqir, il a une petite soucoupe en cuivre ciselée, sur laquelle il posera délicatement les verres remplis de thé.
Quand le Maître juge que ses disciples sont « à point », quand il voit se peindre sur leur visage les premiers éléments de la pré-extase, alors il se lève et se place au milieu d’eux ; ils se lèvent aussi, à leur tour, presqu’en même temps que leur Šayh, et, se tenant par la main, forment un ou plusieurs cercles concentriques, selon que leur nombre est plus ou moins élevé. Toujours […], ils se mettent à danser en balançant leur corps d’avant en arrière et en pliant les jarrets, dans des mouvements de « pistons ». Le chant s’achève ; le Murid, prenant la relève chante d’une voix bondée le chant de la danse extatique. Tous les Fuqara, les yeux clos, plus ou moins transfigurés, selon le degré « d’ivresse soufique » auquel ils sont parvenus, s’appliquent à rythmer leurs mouvements sur le chant du Munšid, en « expectorant » vivement les sons : Ah ! A-Ah ! A-Ah ! Le rythme de la danse devient de plus en plus rapide, les sons plus saccadés, les voix plus élevées.
Toujours au milieu de ses disciples, bien drapé dans sa Jubba, le turban bien arrangé sur sa chéchia rouge, le Šayh bat doucement des mains pour donner la mesure ; de temps en temps, il tempère les mouvements jugés trop rythmés ou trop désordonnés de tel Faqir trop enthousiasmé.
La danse extatique devient plus trépidante, plus précipitée ; le rythme insoutenable ; le Ah ! A-Ah ! A-Ah ! assimilant désormais à des cris purs, proférés par des bouches « transverbérées » ; le « Nom expectoré » (‘ism-sadr) est tellement puissant que les murs de la zawiya s’en trouvent comme secoués ; c’est comme si le microcosme voulait joindre, rejoindre le macrocosme, s’emplir ; c’est une symphonie de sons purs, scandés, un concert de voix multiples mais devenues une, c’est le mariage spirituel dans la Présence divine . (Yā ‘Arūsa al-Hazra !)
Quand les Muurid-s deviennent blêmes, quand le šayh voit dessiner sur leurs traits les premiers symptômes (…) quelques convulsions, alors il achève la danse, en provoquant le Nom Suprême, d’une voix trainante : Al ! A-Ah ! Al-lah… ! de sa main, il fait signe aux murid-s de s’asseoir ; gravement, de nouveau assis parmi les disciples, il improvise une Mudakara qu’il truffe abondamment de Hadiths et de versets coraniques…
Dr. Sidi Salih KHLIFA.
Présentation : N. Al-Madanī (Paris).