Débat des Connaisseurs:
Table des matières
La pensée du Cheikh Mohammed al-Madani (1888-1959) est axée sur la réinscription du soufisme dans le sillage de la Tradition islamique. Dans tous ses écrits, le Cheikh s’évertuait à purifier le soufisme des dérives et excès pour lui redonner sa place authentique : le soufisme n’est autre que le troisième pilier de l’Islam, selon le célèbre hadith de Jibrîl1. Cet axe a été également développé dans un débat (muhâwara), adressé à ses disciples, comme aux détracteurs du soufisme à son époque.
Hétérogène, le public du Cheick se compose d’une part des gens instruits, connaissant le raisonnement jurisprudentiel, enseigné, entre autres, à l’Université de la Zaytûna (Tunis). D’autre part, ce public comporte des gens illettrés, issus de la Tunisie des années trente et quarante ; une Tunisie meurtrie suite à la terrifiante deuxième guerre mondiale (1939-1945) et à de nombreuses années de misère.
Cependant, rien ne pouvait détourner le Cheikh de sa noble mission : éduquer les disciples et leur enseigner les sciences religieuses afin de combattre l’ignorance et le charlatanisme. En excellent pédagogue, le Cheikh diversifiait ses méthodes de transmission et d’éducation. La nouvelle manière qu’avait produite son génie éducatif consistait à imaginer un débat entre un demandeur et un érudit. Certes, cette méthode n’est pas entièrement inédite, ayant des antécédents dans la littérature et la pensée arabe classique. Son originalité consiste néanmoins à simplifier les concepts soufis pour les transmettre à un large public suivant le principe : question/réponse. Vingt-une questions et leurs réponses ont été brièvement conçues.
Afin de garantir une importante diffusion, le Cheikh al- Madani suggère que ce débat soit mené par deux disciples lors de la commémoration du Mawlid en 1950 dans la Zaouia Madania de Ksibet el-Médiouni, en présence de ses fouqaras et invités. Le premier disciple joue le rôle d’un Aspirant qui cherche, sincèrement, à connaître la voie et à comprendre le bienfondé de ses rites. Le second interprète le rôle d’un savant qui argumente les pratiques soufies en se référent aux quatre sources du fiqh musulman, à savoir le Coran, la Sunna, l’unanimité et le qiyâs (analogie). La démarche qui régit ce débat est celle d’un jurisconsulte maniant les Textes attestés ainsi que les procédés de la déduction juridique.
Ce débat porte sur certains points controversés du soufisme qui ont jadis fait l’objet de plusieurs traités classiques tels que le Ihyâ’ d’al-Ghazâlî (m. 1111). Ainsi, des questions telles que la danse (raqs), l’usage du chapelet (misbaha), l’invocation du Nom Suprême, le rattachement à une tarîqa et l’invocation collective, et tant d’autres questions, ont été traitées dans le but d’asseoir leur légitimité religieuse. Le principe récurrent est de montrer que ces pratiques sont sinon recommandables, du moins permises selon le point de vue de la charî‘a. Elles ne sont nullement en contradiction avec les préceptes fondamentaux de l’Islam.
On notera par ailleurs le courage et la science du Cheikh à cette époque où les livres n’étaient pas disponibles comme à nos jours. Pourtant, il a fait montre d’une grande connaissance, puisant, avec brio, dans les ouvrages connus pour défendre la légitimité du tasawwuf, considéré non comme un stade facultatif de la perfection spirituelle, mais plutôt comme le troisième pilier de l’Islam sans lequel l’édifice s’effondrera. Visant à être entendu et lu par un large public, le style de ce débat est limpide, simple et sans fioritures rhétoriques. Ainsi, le Cheikh offre un « guide pratique » à ses disciples, contenant les arguments nécessaires prouvant que les rites soufis font partie intégrante de la Tradition islamique consensuelle.
Par ce concis texte, le Cheik al-Madani rappelle l’évidence oubliée: les soufis sont parmi les sincères musulmans. Ils s’attachent à préserver la quintessence de l’héritage prophétique alors que les autres s’arrêtent aux formes éphémères. Dans sa version madanie, le soufisme n’est autre que l’application raisonnée de l’Islam dans sa vision spirituelle, la plus saine et la plus profonde. C’est un « effort », permanant et quotidien, d’atteindre la proximité de Dieu par les invocations, les règles de bonnes convenances et la connaissance progressive des stations spirituelles (maqâmât) qui constituent le but de tout musulman : connaître véridiquement Allah.
INTRODUCTION
Louange à Dieu, Seigneur des Univers. Qu’Allah bénisse et salue le Maître des premiers et des derniers, sa famille, ses Compagnons et leurs disciples (tâbi‘î-s3) jusqu’au Jour du Jugement dernier.
Cette brève épître comporte deux parties:
La première est un dialogue soufi, que j’avais moi-même rédigé et qui fut relaté4 d’un côté par un demandeur, notre frère sidi ‘Ali al-Baghdâdî5, de la ville Othmania (Algérie), et de l’autre sidi al-Sadiq ibn al-chaykh6 de la ville Mahres7, (Tunisie) lors de la célébration de la Nativité (Mawlid) du Prophète, sur lui bénédictions et salut.
Ce dialogue eut lieu dans la Zawia Madaniyya, dans notre ville Ksibet el-Médiouni, devant une grande audience, issue de diverses classes sociales. Ce dernier eut un grand impact sur l’audience. Certains amis vertueux nous proposèrent alors de le publier afin de répandre ses bienfaits sur les absents et les présents.
La deuxième partie comporte des maximes (hikam) soufies aussi, composées selon le style des maximes d’Ibn Atâ‘ Allah al-Iskandari8 (1259-1309), bien que l’imitant ne puisse atteindre le degré de l’imité. Entre nous, s’étend une distance séparant deux mondes. Or, celui qui apprécie un peuple en fera partie.
Ces maximes furent recensées par sidi al-Tâhir ‘Abd al-Hâdî9, sidi Muhammed Taqtaq10 et sidi Mabrûk ibn al-Hâj11, [des fouqarâs de] Sfax en 1370/1950. Ils les ont extraites de plusieurs missives que j’avais adressées à mes frères en Allah, ceux qui appartiennent à Allah, qu’Il soit Exalté.
Après avoir glané ces perles et composé ces émeraudes, ils les classèrent par la guidance divine. Ils agencèrent chaque maxime à côté d’une autre similaire.
Dans le but de répandre les bienfaits [de ce dialogue et maximes] auprès des gens d’Allah, les invocateurs, je leur donnai mon accord, car je sentis la sincérité de leurs intentions et la pureté de leurs cœurs. « Les actions valent par leurs intentions»12.
J’ai intitulé cette épître : « Présent des invocateurs : dialogue et maximes des Connaisseurs » en espérant qu’Allah nous accorde sa Protection. Il protège les pieux ; qu’Il en soit loué.
DIALOGUE
« Appelle à la voie de ton Seigneur par la sagesse, la belle exhortation et discute avec eux par la belle manière »13.
Louange à Dieu, et bénédictions sur les Serviteurs qu’Il a élus.
Mon Maître vertueux, cheikh sidi al-Sadiq ibn al-Chaykh, qu’Allah prolonge votre vie et vous rende utile aux gens, je souhaiterais vous poser des questions concernant la voie soufie.
DEFINITION DE LA VOIE
1- Question :
J’ai vu les disciples de votre voie, Madanie- Alawie- Darqawie- Châdilie, pratiquer des [rites]. Ont-ils alors un fondement dans le Coran, la sunna, l’analogie (qiyâs) ou un fondement dans les actes des Pieux Ancêtres, les consultations juridiques données par des savants bien-instruits ? En effet, j’ai entendu certains étudiants dire qu’il s’agit d’hérésies. Ils ajoutent : « Toute hérésie n’est qu’un égarement et tout égarement [conduira] au feu14». Je pense que ce jugement est sévère pour la communauté mohammadienne, car la majorité des musulmans, parmi desquels des savants célèbres et des grands imams, sont rattachés au soufisme. S’ils encouraient tous l’enfer, qui mériterait alors la miséricorde divine « englobant toute chose15» ?
2- Réponse :
Mon frère, vous pouvez poser toutes les questions qui vous semblent pertinentes. Je répondrai, si Dieu le veut, grâce à Sa science inspirée, à la compréhension qu’Il m’a accordée et d’après les ouvrages des prédécesseurs que j’ai compulsés. Qu’Allah nous guide vers le chemin droit. « Il accorde la sagesse et la parole décisive à qui Il veut ».
3- Question :
En quoi consiste votre voie ? Qui vous l’a indiquée?
4- Réponse :
Notre voie est connue sous le nom de « madaniyya ». Nous y étions initiés par notre Cheikh, éducateur de nos âmes, le Connaisseur, le Maître Muhammed al-Madani al- Médiouni, ci-présent, qu’Allah prolonge sa vie16. Il y fut initié par le Maître sidi Ahmed al-‘Alaoui (m. 1934) et ainsi de suite jusqu’au Messager de Dieu, bénédictions et salut sur lui. En vérité, c’est une voie mohammadienne.
LE RATTACHEMENT
5- Question :
Le rattachement d’un disciple à un Maître par lequel il se rend au droit chemin a-t-il des précédents dans la première génération de Compagnons.
6- Réponse :
Ceci est certain. La preuve en est qu’al-Mughîra ibn Bardizbah, l’aïeul de l’imam al-Bukhârî, lorsqu’il se convertit à l’Islam avec al-Yamani ibn al-Akhnas al-Ja‘afi, déclara son appartenance à lui. On l’appelait désormais « al-Mughira al-Ja‘afî ». Ainsi, cette appartenance s’applique à l’imam al-Bukhârî, désormais [connu sous le nom] d’al-Ja‘afi. Il en va de même pour les malikites qui appartiennent à l’imam Malik ibn Anes. Idem pour les hanafites, etc.
7- Question :
Comment définissez-vous le Pacte (‘ahd) par lequel vous rattachez les disciples?
8- Réponse :
Le pacte consiste à ce que le disciple évite les interdits, obéisse aux Ordres, dans la mesure du possible, évite les vices et acquière les vertus.
9- Question :
Ce pacte par lequel vous rattachez les disciples a-t-il eu lieu du vivant du Prophète, sur lui bénédictions et salut ?
10- Réponse :
En vérité, le Prophète, sur lui bénédictions et salut, a rattaché, par le pacte, certains Compagnons suite à leur conversion. Cela concernait les hommes et les femmes. A ce principe, le verset fait allusion : « Oh toi le Messager ! Si les croyantes viennent te prêter allégeance de n’associer personne à Allah… »17. Il en va de même pour l’Allégeance de l’Arbre (bay‘at al-shajara)18. La pratique des musulmans, en Orient comme en Occident, est conforme à ce principe jusqu’à nos jours.
11- Question :
Quel est le but de se rattacher à une voie et d’y adhérer ?
12- Réponse :
La voie de tasawwuf a un commencement et une fin. Son commencement n’est autre que l’observance des obligations rituelles, l’accomplissement, dans la mesure du possible, des actes surérogatoires et l’embellissement par le noble caractère.
Quant à sa fin, c’est connaître véritablement Allah, Exalté soit-Il, atteindre Sa Présence sacrée, jouir des délices de Sa Proximité et quitter le monde sensible.
« Et c’est vers ton Seigneur qu’est l’Aboutissement final »19.
13- Question :
Nous avons bien compris le début de la voie. Cependant, nous n’en avons pas bien saisi sa fin. Pourtant, je sens une certaine majesté qui agrémente votre discours. Je pense que cette majesté est celle d’un homme véridique.
Auriez-vous l’amabilité de bien vouloir m’expliquer ces significations pour que je puisse les savourer?
14- Réponse :
Mon frère, il a été établi chez tous les érudits que certaines significations ne sont accessibles que par le goût (dhawq)20. Ils ne sont pas non plus exprimables par le discours. La poitrine s’en resserre, la langue en est embarrassée21 ».
Al-Ghazâlî (505h/1111 J-C) et les autres autorités de cette discipline observaient tous ce principe.
Mon frère, tu dois ainsi te rattacher à la voie des gens d’Education et être initié par un Maître connaisseur et parfait afin qu’il te dise « Te voilà avec ton Seigneur ». Tu arriveras au but escompté et à la finalité recherchée si Allah a décidé que tu sois parmi les gens de la Perfection. Cela n’appartient qu’à Allah.
LE MAITRE EDUCATEUR
15- Question :
Quelles sont les conditions requises du Maître [véridique], car les choses se sont confondues. Comment alors séparer le bon grain de l’ivraie ?
16- Réponse :
Le Maître-éducateur est un homme issu de la communauté mohammadienne. Il observe les Ordres [divins] et évite les interdits. Il craint Allah par son comportement apparent ainsi que dans son for intérieur. Il a été initié à la voie par un Maître connaisseur véridique. Par là, j’entends la connaissance spécifique qu’ont enfermée les cœurs des Compagnons. A ce propos, Abû Hurayra dit : «Mon Bien- aimé Muhammed m’a prodigué deux outres de science. La première, je l’ai diffusée. Quant à la seconde, si je la diffusais, on m’exécuterait». Rapporté par l’imam al-Bukhârî dans son Authentique. Suivant ce modèle, se sont comportés Zayn al-‘Abidîn, ibn Husayn ibn Alî (né. 38h/ m. 94h) qui dit :
Si je divulguais une certaine science, on me dira tu es au nombre de ceux qui adorent les idoles.
Des hommes musulmans déclareront licite mon sang.
Leur pire action, ils la considéreront belle !
Il s’agit de la science qu’a sollicité Moïse d’al-Khidhr (sur eux bénédictions et salut) lorsqu’il lui dit : «Puis-je te suivre pour que tu m’enseignes ce qu’on t’a appris concernant la sagesse »22.
17- Question :
Beaucoup de gens rapportent que le Maître- éducateur n’existe plus de nos jours. Personne n’est habilité à éduquer [les âmes]?
18- Réponse :
Mon frère, tu es un homme raisonnable. La prophétie a été close par le meilleur des créatures, notre Maître Mohammed, sur lui bénédictions et salut. Quant à l’éducation, ou la sainteté, elle ne s’interrompt pas et ne s’interrompra point. [D’après le hadîth] « Une fraction de ma communauté ne cesse de suivre le Vrai. Ceux qui les contrediront ne leur porteront aucun préjudice jusqu’à ce que l’Ordre divin arrive». Allah, Exalté soit-Il, accorde la sagesse à qui Il veut et choisi parmi ses serviteurs. La majorité d’érudits et de pieux de la communauté mohammadienne suivent cette règle.
19- Question :
Les Compagnons du Prophète, sur lui bénédictions et salut, ont-ils vécu ces états ?
20- Réponse :
Certes. La voie soufie, qui est le stade de la sainteté (wilâya) ou disons le stade de perfection (ihsân) était générale chez les Compagnons et leurs disciples. Lorsque l’attachement à ce bas-monde et à ses parures s’est propagé chez les gens, ceux qui se caractérisent par leur attachement à Allah, ceux qui n’aspirent qu’à sa Face, se sont distingués par ces pratiques. Ils furent connus sous le nom de « soufis » à cause de la pureté et la sincérité de leurs cœurs23. Ils ne voyaient qu’Allah, Exalté soit-Il. Cela a été explicité par le Père des historiens, Ibn Khaldôun (m. 808/1406) dans ses Prolégomènes (Muqaddima).
21- Question :
Cette connaissance spécifique et ces états vertueux que vous avez mentionnés sont-ils contradictoires avec les textes sacrés [de la chari‘a] ?
22- Réponse :
Non, mais ils sont la conclusion des textes sacrés et le fruit d’une action conforme à la science religieuse. Quiconque œuvre selon ce qu’il sait, Allah lui accordera la science de ce qu’il ne sait pas. « Craignez Allah et Il vous instruira »24. Quiconque se rapproche d’Allah par les actes obligatoires, ainsi que par les actes surérogatoires, Allah l’aimera et deviendra son ouïe et sa vision, sa main et son pied. Quiconque prétend aboutir à un stade dans lequel il s’émancipe des dispositions légales est un imposteur.
23- Question :
J’ai lu dans les ouvrages des soufis [certaines] expressions dont le sens apparent insinue la Fusion et l’Union. Cela fait-il partie de leur croyance?
24- Réponse :
La croyance des soufis est la croyance sunnite, ach‘arite25. Les discours tenus par les soufis, au moment de l’extase, proviennent de leur extinction totale dans l’Océan de l’Unité [divine], et de leur abandon des réalités illusoires de l’existence.
Lorsqu’on les interprète [correctement], ces discours demeurent conformes aux Textes de la Loi exotérique. Ainsi, l’imam Ahmad al-Maqqarî (m. 1632)26 dit:
Exprimés selon leur style spécifique, les discours ambigus de célèbres soufis donnent l’impression de l’Union
Grâce à l’interprétation, ces discours reviennent aux Textes [de la loi exotérique] .
INVOCATION D’ALLAH
25- Question :
Je sais qu’Allah nous ordonne, dans son Livre saint, de L’invoquer. Il dit « Oh vous qui croyez ! Invoquez Allah abondamment »27. De même, Notre Prophète, sur lui bénédictions et salut, nous en a fortement encouragé. Cependant, je vous demande a-t-on rapporté selon le Prophète, un discours incitant à L’invoquer collectivement dans une même séance ?
26- Réponse :
Bien évidemment. On a rapporté que le Prophète, sur lui bénédictions et salut, a dit: « Allah a des anges qui parcourent la terre à la quête des séances d’invocation.
S’ils trouvent un groupe de gens invoquant Allah, ils s’appellent : « venez voir votre but ! Ils s’élèvent ensuite vers les hauteurs des cieux. Allah leur demande : « d’où venez-vous ? ». Ils disent : « Nous étions chez Tes serviteurs, un tel et un tel, qui Te glorifient, attestent de Ton Unicité, Te louent et T’implorent ». Allah, qu’Il soit-Exalté, dit alors : « Oh ! Mes anges, Je vous tiens pour témoins que j’absous leurs péchés. Ils disent alors : « Mais, untel n’est pas venu pour T’invoquer, mais il est simplement de passage dans la séance ». Allah dit : « J’absous également ses péchés. Ils sont un peuple dont le compagnon ne sera point malheureux ». Rapporté par al-Bukhârî et Muslim dans les deux Authentiques.
Al-Bazzâr rapporte, selon Anas, que le Prophète, sur lui bénédictions et salut, a dit : « Allah a des anges qui parcourent la terre à la quête des séances d’invocation. S’ils en trouvent une, ils couvrent les invocateurs de leurs ailes. Allah, qu’Il soit Exalté, dit : « couvrez-les de Ma miséricorde. Ils sont un peuple dont le compagnon ne sera point malheureux ».
Al-Bukhâri rapporte d’Abû Hurayra que le Prophète, sur lui bénédictions et salut, dit : « Allah dit : « Je ne déçois point l’attente de Mon serviteur. Je serai avec lui s’il M’invoquait. S’il M’invoquait dans son for intérieur, J’en ferai de même pour lui. S’il M’invoquait en public, Je l’invoquerai dans un meilleur public ».
[J’estime] que ces traditions sont suffisantes pour justifier l’invocation d’Allah en groupe.
27- Question :
Ces traditions sont certainement suffisantes. Grâce à Dieu, elles rassurent le cœur. Qu’Allah vous bénisse. A-t-on rapporté d’autres traditions expresses qui justifient l’invocation à haute voix?
28- Réponse :
Maintes traditions ont été sûrement rapportées à ce propos. Parmi lesquelles un hadith, rapporté par les deux Maîtres [al-Bukhârî et Muslim] disant : « L’invocation à haute voix après les prières obligatoires était courante à l’époque du Prophète, sur lui bénédictions et salut».
Cela a été de surcroît autorisé par plusieurs Docteurs de loi parmi lesquels al-Hafiz al-Suyûtî (1445/1505) qui a composé une épître particulière, intitulée « Le fruit de méditation justifiant l’invocation à haute voix ». L’auteur d’al-Minhâj al-Wadhih a rapporté que l’invocation à haute voix est légitime dans tous les actes d’adoration, que ce soit à très haute, à moyenne ou à basse voix. Il s’agit d’un acte recommandable pour l’élite des savants et des saints, car l’invocation porte les germes de la bien-guidance et les motifs encourageant d’imitation ».
29- Question :
J’ai vu beaucoup de soufis invoquer Allah par le Nom Suprême : « Allah Allah ! » uniquement. J’ai entendu les jeunes étudiants dire qu’invoquer Allah par ce Nom seulement ne présente pas une formule consacrée. A-t-on rapporté ceci dans la Tradition ? Les Docteurs de loi ont-ils prononcé une consultation juridique le justifiant ?
30- Réponse :
Les musulmans, en Orient comme en Occident, ont l’habitude d’invoquer le Nom Suprême Allah Allah . On a rapporté que le Prophète, sur lui bénédictions et salut, a dit « L’Heure [ou le Jour de Jugement dernier] ne viendra jusqu’à ce qu’il ne reste, sur terre, personne qui dira Allah Allah »28. Ce hadith vaut comme preuve autorisant l’invocation du Nom Suprême. Cela a été autorisé par l’éminent érudit, le Cheikh sidi ‘Abd al-Qâdir al-Fâsi29 dans ses Casuistiques (Nawâzil).
31- Question :
A-t-on rapporté des Traditions justifiant l’invocation debout ?
32- Réponse :
La preuve est dans le Coran « Ceux qui invoquent Allah debout et assis et sur leur cotés »30. Le Prophète, sur lui bénédictions et salut, invoquait Allah dans tous ses états.
LA DANSE SOUFIE
33- Question :
J’ai vu les disciples de la voie madanie, ainsi que d’autres gens de tasawwuf, valser lors de l’invocation. Avez-vous une Tradition justifiant ce mouvement?
34- Réponse :
Bien entendu, lorsque les Compagnons du Prophète, sur lui bénédictions et salut, invoquaient Allah, ils se mouvaient tel un arbre au vent. Ceci a été rapporté par Abû Na‘îm al-Asbahânî, dans son ouvrage « La parure des saints », qui fait l’unanimité des savants sur son authenticité. Cette tradition a été rapportée par le Mufti de Fès, al-Cheikh sidi Muhammed Mahdi al-Wazzânî. Plusieurs Compagnons, qu’Allah les agrée, ont valsé pour diverses raisons.
35- Question :
Danser est-il autorisé dans l’absolu ? Qu’il soit le fruit d’un état intérieur ou forcé?
36- Réponse :
Dans son ouvrage : « La revivification des sciences religieuses », al-Ghazâlî (m. 555/1111) précise : « La danse (raqs) ou le mouvement sont en général autorisés, qu’ils soient le fruit d’un état intérieur ou d’une manière forcée ». Il a même dit qu’il faille provoquer la danse. Il y a explicité cette question en détail. Qu’Allah l’agrée et le bénisse. C’est la coutume d’éminents savants aux connaissances poussées. Certains l’ont autorisée à la seule condition qu’elle soit le fruit d’un véritable état intérieur.
D’autres ont désapprouvé la danse en disant qu’elle constitue une hérésie et que « toute hérésie est égarement et que tout égarement est sanctionné par l’enfer »31. Ceux-là ont tout confondu. Leur pensée est trop étriquée pour accepter les idées douces32. Ils condamnent à l’Enfer la majorité de la communauté Mohammadienne alors qu’elle contient des savants pratiquants et de pieux imams. Nulle force ni puissance que par Dieu. C’est le sort de quiconque profère des paroles inconsidérées.
L’EMPLOI DU CHAPELET
37- Question :
J’ai vu les soufis, et ceux qui les suivent, invoquer Allah par le chapelet. Ont-ils une preuve ? Les Compagnons et leurs disciples (tâbi‘î) l’ont-ils utilisé?
38- Réponse :
Assurément, les Compagnons et leurs disciples ont utilisé le chapelet. Parmi lesquels Abû Safiyya, le client du Prophète, sur lui bénédictions et salut, qui possédait une nappe. On lui apportait un bât (zinbîl) contenant des pierres avec quoi il invoquait jusqu’à midi. On lui amenait ensuite la nappe. Lorsqu’il finit la prière du Midi (Zuhr), on la lui apportait de nouveau. Il invoquait jusqu’au soir. Parmi les Compagnons figure également Sa‘d ibn Abî Waqqâs qui invoquait en utilisant les pierres et les noyaux [de dattes]. Il en va de même pour Fâtima, la fille de Husayn ibn ‘Ali ibn Abî Talîb, qu’Allah les agrée tous, qui invoquait en utilisant un fil noué. Idem pour Abû al-Dardâ’ qui invoquait avec les noyaux [de dattes]. Abû Hurayra invoquait avec des noyaux frottés (mujazza‘). (Selon l’avis des philologues arabes, le terme mujazza‘ signifie : les noyaux qui deviennent blancs tellement ils ont été frottés les uns contre les autres. Certains gardent leur couleur initiale).
[On rapporte] qu’Umm Ya‘fûr avait des chapelets et que Zâdân les a pris [de force]. Elle s’en plaignit alors à ‘Ali qui lui enjoint : « redonne à Umm Ya‘fûr ses chapelets33».
De la même manière, maints autres hommes et femmes qui ont été cités, sur qui nous comptons et en qui nous avons confiance ont utilisé le chapelet pour invoquer Allah. Jalâl al-Dîn al-Suyûtî (m. 1505) dit : « Aucun savant, des aïeux pieux et de leurs prédécesseurs, n’a transmis l’interdiction d’invoquer Allah avec un chapelet. Au contraire, la majorité des savants l’utilisait pour compter les invocations.
Certains ont chanté leurs louanges en disant :
Le sage se retire avec ses « perles enfilées »34.
Elle renforce sa volonté.
S’il invoquait Allah, que son Nom soit Exalté,
Ce sage s’effritera de Sa majesté35» .
J’ai rapporté toutes ces traditions de l’ouvrage : « Le corpus de consultations juridiques» [al-Hâwî li-Fatâwî] de Jalâl al-Dîn al-Suyûtî. Il a composé une épître particulière intitulée « Le don dans le chapelet » [al-Minha fî subha]. Son autorité suffit qu’Allah l’agrée.
39- Question :
J’ai entendu dire que le chapelet est un signe distinctif des moines chrétiens. Cette accusation est-elle fondée ?
40- Réponse :
Cet avis n’a aucun fondement. Le chapelet a été utilisé dans la première époque de l’Islam, comme je vous l’ai dit. S’il y avait correspondance entre l’Islam et le christianisme dans certaines dispositions, ceci est approuvé par les Docteurs de Loi (faqîh). Nous faisons nôtres les lois et dispositions des communautés précédentes tant qu’elles n’ont pas été abrogées. Ainsi, les Législations sont unanimes sur plusieurs questions.
41- Question :
Pourquoi les gens profèrent-ils [des allégations] concernant la question du chapelet et d’autres questions similaires?
42- Réponse :
L’ignorance, la non-connaissance et les prétentions infondées qui meublent les cœurs vides et les esprits désœuvrés en sont la cause. Qu’Allah nous protège de l’égarement et des glissades !
Qu’Il nous guide vers les belles actions !
Je L’invoque par le rang sacré (hurma) de notre Prophète, sur lui bénédictions et salut.
43- Aveu :
Mon Maître !
Cela me suffit largement.
Vos réponses pertinentes, les traditions authentiques rapportées nous permettent de connaître le bien- fondé des actes coutumiers chez les soufis, qu’Allah les agrée.
Qu’Allah prolonge votre vie pour servir la religion !
Qu’Il vous rende utile pour [servir] les musulmans.
Que la parole de l’Imam al-‘Izz ibn ‘Abd al-Salâm (m. 660h.h/1279 J-C) est pertinente lorsqu’il a déclaré : « Les gens [soufis] se sont attachés aux piliers indestructibles de la charî‘a alors que les autres se sont attachés aux formes futiles ».
[Pour notre propos], il est inutile de rentrer dans les détails. Car la prolixité fatigue la volonté. Je suis avec vous. J’observerai votre pacte jusqu’à la rencontre d’Allah. « Quiconque observe son engagement aura une belle récompense ».
Qu’Allah nous raffermisse dans le droit Chemin par le rang sacré de notre Seigneur, le Prophète, sur lui bénédictions et salut, et sur ses Compagnons et leurs disciples jusqu’au Jour du Jugement dernier. Louanges à Dieu.
Traduit en français par A. Madani. Septembre-Octobre 2009.
- Rapporté par Muslim. ↩︎
- Ce terme désigne les « suivants », c’est-à-dire les disciples des Compagnons du Prophète, sallâ Allahu alayhi wa sallam, ceux qui ne l’ont pas rencontré de son vivant, mais se sont convertis après sa mort. Ce terme englobe ainsi toutes les générations de musulmans jusqu’au Jour de Jugement. ↩︎
- Ce dialogue a été récité lors d’une célébration du Mawlid, à la Zawia de Ksibet el-Médiouni avant 1950. ↩︎
- Disciple madani, d’origine algérienne (ville Othmânia). Il fut maître de l’Ecole coranique de la Zawia madaniyya. ↩︎
- Disciple madani de la ville de Mahrese. ↩︎
- Mahrès ou Mahares (المحرس) est une ville côtière tunisienne située à 30 kilomètres au sud de Sfax et à 300 kilomètres de Tunis. ↩︎
- Grand soufi connu pour ses maximes. Cf. Paul Nwyia : Ibn ’Atâ’ Allâh al-Sikandarî et la naissance de la confrérie shâdhilite, Dâr al-Machreq, Beyrouth, 1971; Eric Geoffroy, La sagesse des maîtres soufis, Grasset, Paris, 1998. ↩︎
- Disciple madani de la ville de Sfax. (né. 27-1-1927 et mort 7-04-2004). ↩︎
- Disciple madani de la ville de safx. (né. 02-03-1925 et mort 02-09-1989). ↩︎
- Disciple madani de la ville de Sfax. (né. 1929 et mort le 29-12-1998). ↩︎
- Allusion fait au premier hadith rapporté par al-Imâm al-Nawawi « Les actions ne valent que par les intentions ». ↩︎
- Coran, sourate : « Les Abeilles », v. 125. ↩︎
- Allusion au hadith rapporté par Ibn Madja, al-Tirmidhi et Abû Dâwûd. ↩︎
- Allusion au Coran, sourate : « al-A‘râf », v. 56. ↩︎
- L’auteur, sidi Muhammed al-Madani, fut présent lors de ce débat. Avec intérêt, il entendait ses deux disciples réciter les questions et les réponses (qu’il a lui- même rédigées) dans le but de leur transmettre ce savoir. ↩︎
- Coran, sourate : « al-Mumtahina », v. 12. ↩︎
- Le Coran fait allusion à cette allégeance. Sourate : al-Fath, v. 18. Le prophète, sur lui bénédictions et salut, a pris l’allégeance d’un nombre de Compagnons. ↩︎
- Coran, sourate : « L’Etoile », v.42 ; tard. D. Masson, Le Coran, II, p.657. ↩︎
- Ce terme arabe désigne la faculté intérieure de vivre les réalités religieuse par le cœur et non par l’analyse nationale, souvent incapable de percer les arcanes de la Vérité divine. ↩︎
- Allusion faite au Coran, Sourate : « Les Poètes », v. 13. ↩︎
- Coran, Sourate : « La caverne », v. 66. ↩︎
- Il est à noter que les deux termes : « soufi » et « safâ’ » (pureté) sont dérivés de la même racine arabe S. F.W qui désigne « la pureté ». ↩︎
- Coran, sourate : « La vache », v. 282. ↩︎
- L’auteur appartient à l’école d’Abû al-Hasan al-Acha ‘rî. ↩︎
- Un savant originaire de Tlimsan. Il fut connu au Maghrib comme en Orient au XVIIe siècle. ↩︎
- Coran, Sourate : « Les fractions », v ; 141 ↩︎
- Ce hadith est rapporté par Muslim, n° : 148. Muslim rapporte les deux versions dans son sahih, Livre de la croyance (iman), ch. 66 intitulé dhahab al-iman akhir al-zaman (De la disparition de la croyance à la fin des temps). ↩︎
- Juriste marocain du XIX siècle, auteur des al-Nawâzil al-Sughrâ. ↩︎
- Coran, sourate : « La famille d’Imrân », v. 191. ↩︎
- Allusion faite au même hadith, cf. note 5. ↩︎
- Le texte arabe utilise une métaphore : « il ne peut pas avaler l’eau douce ». ↩︎
- Cette tradition est rapportée par ibn Abî Chayba, II, 160. ↩︎
- Métaphore désignant le chapelet. ↩︎
- Ces vers sont attribués à ‘Imâd al-Dîn al-Manâwî. ↩︎