Quand, au début de 1952, la Régence de Tunis entra dans ce qu’on appellera communément plus tard « la 3ème épreuve de force » avec son cycle inévitable d’arrestations, de répressions, de ratissage [[Le ratissage sinistrement célèbre du Cap Bon (28 janvier-1er février 1952) sera réédite au Sahel, fief du Néo-Destour, quelques jours plus tard ; s’il était plus discret, il n’en était pas moins sanglant. ]] , de résistance, de terrorisme, de contre-terrorisme, Qsibat al-Madyūnī n’y échappa pas. « Le mardi 5 février (1952), à 6h. du matin [[Cf. as-Sabāh, 10 février 1952, p. 3.]] , alors que le village (de Qsība) était tranquille, que les habitants étaient encore chez eux, parmi les leurs, qui encore endormis, qui s’apprêtant à faire leur prière… voilà que les soldats et les gendarmes (français) investissaient le bourg et, après l’avoir assiégé de tous les côtés, installaient leurs attirails militaires en long et en large, s’égaillaient sur les toits des maisons, semant la terreur et partout répandant la menace.
Puis voilà que le crieur public, de sa voix la plus tonitruante, lançait : « ô ! hommes de Qsība ! Vous devez immédiatement quitter vos demeures et vous présenter illico presto sur la grande place publique ; quiconque n’obtempèrera pas, risque d’être abattu ! ». Les soldats portaient haut leurs armes. Après un laps de temps assez court, les hommes (valides) commencèrent à affluer par vagues successives sur la place (publique) ; ils étaient tous terrorisés par le déploiement impressionnant d’armes de tous calibres, de tous usages.
Quand ils s’étaient rassemblés, sans distinction d’âge, ni de fortune, alors un officier s’avança et lut la liste des citoyens à cause desquels les forces militaires étaient venu assiéger et investir le village ; 18 personnes devaient se présenter ; on n’en trouva que 14 [[C’était des néo-destouriens, des syndicalistes et un communiste.]] .
Après les avoir incarcérés dans un local [[Il s’agit du bureau du cheikh, représentant officiel des Autorités.]] et mis sous bonne garde, les autorités militaires s’étaient employées à fouiller minutieusement leurs domiciles respectifs, en vain ; aucune trace d’armes. Après quoi, on les chargea sur un camion militaire pour une destination connue d’Allah seul [[Ils furent internés au camp de Za’rūr, à quelque 7 km de Ferry-ville (Menzel-Bourguiba).]] . Le mercredi 6 février, le village était toujours assiégé par les soldats armés jusqu’aux dents ; quiconque, parmi les citoyens se hasardait extra-muros, après 5h. du soir, son lot était la mort ; du reste, le village était entièrement « bouclé » et nul ne pouvait en sortir, ni y pénétrer. Ainsi, Qsībat al-Madyūnī vécut dans un enfer insupportable [[As-Sabāh ; ibidem.]] … ».
En réalité le village fut investi à 3h. du matin et les forces militaires françaises l’évacuèrent le même jour, 5 février 1952, au soir.
On tint longtemps l’intercession influente du šayh al-Madanī auprès des autorités militaires, en faveur de ses concitoyens, pour une initiative venant d’un collaborateur du Protectorat. Les adversaires du šayh, de quelque parti ou organisation qu’ils fussent, s’ingénièrent à propager, ancrer et cultiver cette idée chez les gens de Qsībat al-Madyūnī. Pour la vérité historique, nous tenons à rapporter l’anecdote suivante, que nous avait racontée un témoin oculaire, jugé par tous, au village, comme ayant été l’un des adversaires les plus acharnés du šayh al-Madanī, maître de la confrérie (‘alawo-) madanite.
« Il (le šayh) figurait parmi les citoyens rassemblés sur la place publique ; mais, avec sa gandourah blanche et ample, son turban soigneusement enroulé, sa longue barbe fournie et son chapelet à la main droite, il ne passait pas inaperçu ; un officier des forces françaises, l’ayant remarqué, s’adressa au šaykh, en arabe dialectal, en ces termes :
– Vous êtes imām ?
– Non !
– Alors cadi ?
– Non !
– Notaire ?
– Non plus !
– Maître de confrérie ?
– Oui !
– De quelle confrérie s’agit-il ?
– De la confrérie madanie, fille de la confrérie ‘alawie ; j’avais été initié à Mostaganem, par mon maître vénéré, le Qutb (pôle) du siècle, sidi al-šayh al-Alāwi . . .
– Sidi al-‘Alāwī ? Sidi al-‘Alāwī ? qui aviez-vous connu encore à Mostaganem ?
– Oh ! beaucoup de frères ! (et le šayh al-Madanī cite une myriade de noms de co-disciples. À la citation du nom Ben Yāhū, l’officier poussa une vive exclamation).
– Mais c’était mon père !
– Alors seriez-vous ce petit garçon qui l’accompagnait souvent et qui s’appelait ‘Abd al-Qādir ?
-Mais oui ! C’était bien moi !
– Eh bien ! Venez donc à la Zāwiya ! vous êtes chez-vous, ici ! votre père était mon frère en Dieu ; vous êtes mon fils ; vous pouvez inviter qui vous voudrez parmi vos camarades !
Un lieutenant français s’étonna ; alors le šayh, perspicace, ayant compris ou deviné le sentiment du Français, dit : « Nous sommes tous d’Adam et Adam est de terre ». L’officier ‘Abd al-Qādir Ben Yahu s’excusa de ne pouvoir aller à la Zāwiya ; alors le šayh al-Madani dit:
– Puis-je vous demander une faveur, mon fils ?
– Bien sûr ! Sidi !
Eh bien ! Je me porte garant de mes concitoyens. Par Allah ! ne leur faites aucun mal ! Par Allah ! dites à vos camarades d’épargner le village !
– N’ayez aucune crainte ! Nous partirons ce soir ; aucun mal ne sera fait à la population [[Cette anecdote nous avait été racontée par un ancien représentant officiel de la France à Qsība ; il en était le témoin direct, en raison de sa qualité officielle ; seulement, il l’avait tue, laissant courir les mauvaises langues des adversaires (dont il était l’un des plus irréductibles) du šayh al-Madani ; il aura fallu ainsi trente trois ans pour que la vérité soit rétablie.]]
Sidi Salih KHLIFA
Thèse de doctorat.