L’on oppose aujourd’hui le tasawwuf (mystique musulmane) à l’Islam exotérique comme s’il s’agit de deux visions contradictoires et rivales. Durant les sept derniers siècles de l’Islam, cette opposition a été accentuée par le rigorisme de certains jurisconsultes qui dénonçaient les pratiques propres des soufies semblant être, à leur yeux, contraires à la charī‘a. En revanche, les partisans du tasawwuf ne cessaient d’affirmer que leur voie (tarīqa) n’est autre que l’essence même de l’Islam sunnite. Pour eux, les rites pratiques (liés au zāhir), les croyances dogmatiques (liées au qalb), et les stations spirituelles (maqāmāt) sont indissociables et ne peuvent être vécus séparément, sans profondeur. D’ailleurs, toutes les autorités morales de l’Islam telles que Mālik b. Anas (m. 179h/ 796 J-C), al-Junayd (m. 298h/910 J-C) al-Ghazālī (505h/1111 J-C) etc., attestaient ce caractère indissociable et prônaient une parfaite complémentarité entre les trois sphères de l’Islam (charī‘a, ‘aqīda et tarīqa). Si les soufis se sont constitués en confréries ayant des pratiques spécifiques, c’était davantage pour maintenir intactes les vraies valeurs de l’Islam. Pour ce faire, les grands Maîtres soufis dispensaient à leurs disciples de riches enseignements où se complétaient les sciences rationnelles (‘ilm al-zāhir) et l’éducation spirituelle (‘ilm al-bātin).
Pour défendre cette complémentarité, les soufis avancent que la religion musulmane ne peut rester lettre morte ou un corpus de préceptes contraignants; elle est davantage une expérience vive qui se renouvelle à chaque acte d’adoration, à chaque pensée et même à chaque sentiment. Ainsi, le tasawwuf est présenté comme la revivification spirituelle des valeurs islamiques. Il est l’islam vif, ni plus ni moins tel qu’il doit être ressenti par un cœur lumineux, une âme assoiffée et une conscience dévouée. Or, cette revivification ne peut s’accomplir uniquement par l’effort personnel, d’où la nécessité de suivre un Maître maîtrisant les difficiles sentiers de la connaissance. Etant parsemé d’épines, le chemin vers Allāh, qu’Il soit exalté, doit être ré-indiqué et réexpliqué par les éternels enseignements prophétiques, comme par les orientations des Maîtres-éducateurs. L’objectif du tasawwuf n’est donc pas de créer des divisions au sein de l’Islam. Il est au contraire le ciment même assurant l’unité profonde de tous ses aspects ésotériques et exotériques, qui étaient perçus par sayyidunā Muhammad (sallā Allāh ‘alayhi wa-sallam) et ses proches Compagnons comme un tout indivisible. Car, il est totalement inconcevable que le Prophète soit envoyé dans le seul but de transmettre des préceptes secs ou des pratiques superficielles. L’Islam est une voie vive dont l’ultime aboutissement est la connaissance d’Allāh. Nous devons, plus que jamais, retrouver la fraiche unité de l’Islam en percevant chaque rite, chaque croyance et chaque état comme des signes qui indiquent la Grandeur d’Allāh. Ces signes sont autant de preuves de la Générosité d’Allah, afin de nous amener à réaliser le raison ultime pour lequel Il a créé les univers : « pour L’adorer ».
« Je n’ai crée les Djinns et les hommes que pour qu’ils m’adorent », Le Coran, LI, v. 56.